Amérique française enracinée à Versailles
par Dassié, Véronique
Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1979, le parc du château de Versailles accueille près de 10 millions de visiteurs chaque année. En 1999, une tempête dévastatrice a mis en évidence l’attachement des Français à ce patrimoine mais également celui des Canadiens et des Québecois, qui se sont mobilisés pour y planter leur arbre emblème. La restauration de ce « lieu de mémoire » a fourni l’occasion d’une relecture de l’histoire qui révèle la complexité des appropriations liées au patrimoine. Du point de vue des gouvernements du Québec et du Canada, les relations avec la France y prennent sens de manières différentes et les rituels de replantation d’arbres organisés après la tempête en montrent toute la portée identitaire.
Article available in English : A Bit of French North America Takes Root at Versailles
Des arbres devenus patrimoine collectif
Le parc du château de Versailles couvre actuellement 800 hectares, dont 300 de forêt et plusieurs jardins. Le jardin dit « classique » ou« Petit parc », situé à l’arrière du château et le « Grand parc », qui entoure les Trianons, en délimitent les deux secteurs principaux.
La destruction du parc lors de la tempête de 1999 (plus de 9000 arbres touchés) a provoqué une émotion patrimoniale sans précédent. La médiatisation de l’événement et la mise en place d’une campagne de souscription internationale ont permis une mobilisation à l’échelle mondiale. Les dégâts causés ont été l’occasion de replanter de nombreux arbres, en particulier dans le secteur du Grand Parc, plus sévèrement touché par les vents (NOTE 1).
Des dons privés ont afflué du monde entier. Mais à ces initiatives privées s’est ajouté le soutien de nombreux pays solidaires de la restauration. Le parc, et plus précisément son « jardin du Roi », bosquet situé dans le Petit Parc, est ainsi devenu un lieu privilégié pour accueillir les personnalités politiques étrangères en visite officielle en France. Milos Kuzwart, ministre de l’environnement tchèque, Rudolf Schuster, président de la république slovaque ou encore Rafic Hahiri, premier ministre libanais s’y sont ainsi succédés tout au long de l’année 2000. Des représentants des gouvernements québécois et canadien ont également pris part à ces plantations dites « symboliques ».
Les jardins de Versailles
Jusqu’au XVIIe siècle, les arbres du domaine royal n’avaient de valeur que parce qu’ils formaient les forêts abritant le gibier nécessaire aux chasses royales. La politique de conquête de territoire du roi Soleil va modifier ce statut.
En 1663, Louis XIV commande à son intendant l’aménagement d’un parc autour de son château à Versailles. Au même moment, il prend le contrôle de la Nouvelle-France et y établit un gouvernement royal. Jean-Baptiste Colbert, son plus important ministre, est chargé d’en superviser le fonctionnement. La Nouvelle-France est alors élevée au statut de Province française. L’administration de ces nouveaux territoires accroît alors les besoins en bois pour la marine et détermine la mise en place d’une véritable politique forestière, également supervisée par Colbert. Cette politique amène à considérer les arbres non plus seulement en tant que ressources mobilisables immédiatement (pour la chasse ou le chauffage) mais comme des biens en devenir, dont les générations futures pourront profiter (NOTE 2). En effet, la construction des poutres de marine nécessite des arbres centenaires. La rationalisation de leur production donne une nouvelle valeur patrimoniale aux arbres puisqu’elle suppose désormais l’existence d’un bien collectif transmissible de générations en générations.
Aujourd’hui, le Petit Parc, jardin « à la française » conçu par Charles Brun et André le Nôtre au XVIIe siècle reste le premier que découvrent les visiteurs en arrivant au château de Versailles. Il frappe par son ordre et par la symétrie des multiples bosquets qui le composent, exemplaire du style français classique. On y trouve des bassins et une importante statuaire de marbre, de plomb ou de bronze. Sa richesse artistique fonde en partie son actuelle valeur patrimoniale et peut expliquer l’émotion qui s’est manifestée après la tempête de 1999 à son égard. Mais le contexte colonial de sa genèse permet de mieux comprendre l’attention dont il a bénéficié, en particulier outre-Atlantique (NOTE 3).
Du classique au pittoresque : le jardin du Roi
Le jardin classique a évolué tout au long du règne du Roi Soleil au fur et à mesure de l’assèchement du marais qui entourait le château. Ainsi, au sud de l’Allée Royale, sont apparus deux nouveaux bosquets entre 1670 et 1674. Séparés par l’allée de Saturne, ils s’organisent autour de deux pièces d’eau : l’Île Royale (NOTE 4) et le Miroir. Faire « jaillir l’eau pure du sein d’un ancien marais » (NOTE 5) signe alors une parfaite maîtrise de la nature et participe à la démonstration du pouvoir absolu de Louis XIV.
Aujourd’hui, le jardin classique persiste pour l’essentiel dans cet état d’origine. Toutefois, après la mort de Louis XV, le petit-fils de Louis XIV, il a connu quelques transformations. Certains arbres devenus vieux et instables ont du être remplacés. De plus, la mode romantique a rendu ennuyeuse une trop parfaite symétrie. C’est pourquoi l’Île Royale a disparu peu à peu, jusqu’à ce qu’Alexandre Dufour, architecte des châteaux de Versailles à l’aube du XIXe siècle, décide de la remplacer définitivement par un jardin moins strict, l’actuel« jardin du Roi ».
Le visiteur peut encore deviner la symétrie de l’ancienne pièce d’eau de l’île Royale, grâce aux contours de la pelouse du jardin du Roi qui le délimite désormais, et à son pendant, le bassin du Miroir, toujours en place. Toutefois, des arbres au port majestueux, disséminés ça et là, font oublier la rigueur de l’ancien tracé au profit d’un style plus pittoresque.
C’est dans ce jardin du Roi que les plantations« symboliques » ont été organisées après la tempête de 1999. Diverses personnalités - politiciens en visite officielle en France, généreux mécènes et célébrités du show-business - sont venues y planter un arbre lors de cérémonies plus ou moins médiatisées. Vingt-cinq plantations se sont ainsi déroulées au jardin du Roi entre 1999 et 2001.
Avec son arbre, chaque personnalité a mis en terre une bouteille de champagne, dans laquelle une pièce de monnaie de son pays, datée de l’année en cours, a été introduite au préalable. La bouteille, cachetée à la cire rouge du sceau d’une fleur de lys, emblème de la royauté, donne à la plantation un caractère noble et festif. C’est à ce type de rituel qu’ont participé des représentants des gouvernements canadien et québécois en plantant deux arbres à Versailles au cours de l’année qui a suivi la tempête.
Un jardin royal pour des arbres canadiens
Le 24 juin 2000, le premier ministre Jean Chrétien clôt une visite officielle en France par une cérémonie dans le jardin du Roi. Guidé par le président de l’établissement public de Versailles, Hubert Astier, le premier ministre s’achemine devant un trou préparé pour la plantation d’un érable. Une bêche chromée est prête, la cérémonie peut commencer.
Dans un discours, le premier ministre affirme sa solidarité avec la France qui vient de subir « d’importantes pertes humaines et matérielles ». Il rappelle la collaboration entre les forestiers canadiens et français qui s’est mise en place : « L’expérience des travailleurs forestiers canadiens, ainsi que la rapidité avec laquelleils sont intervenus en France, ont été très appréciées. Le travail à effectuer est dangereux et requiert une grande dextérité. Certains bûcherons ont mis à profit l’expérience qu’ils avaient acquise lors de la tempête de verglas qui avait frappé le Québec et l’Ontario en janvier 1998 » (NOTE 6). L’efficacité des forestiers, renforcée par l’expérience d’un traumatisme équivalent, vécu deux ans plus tôt, justifie l’intervention canadienne. Pour donner suite à cette collaboration, le ministre annonce une autre opération : des étudiants canadiens en foresterie viendront prochainement en renfort et deux mille érables supplémentaires seront conjointement offerts au château par la Fondation de George Vari ainsi que par le Garden Club de Toronto.
Le 21 mai 2001, le couple franco-canadien George et Hélène Vari, accompagné de l’ambassadeur Jacques Roy, réalise cette promesse. Un nouvel érable est alors planté dans le jardin du Roi, tandis que des étudiants canadiens accompagnés d’étudiants français plantent non loin de là un bosquet d’érables qui prendra le nom de « bosquet canadien » (NOTE 7).
Entre temps, le 7 novembre 2000, une délégation québécoise dirigée par Clément Duhaime, délégué général du Québec en France, a également apporté sa contribution en plantant un autre arbre qui est venu renforcer les effectifs du jardin du Roi.
Un tel intérêt politique marque l’importance de Versailles sur le plan mondial. Toutefois, cet intérêt dépasse le cadre de la stricte aide matérielle puisqu’il s’accompagne d’une forme de confrontation politique. La distinction entre « canadien » et « québécois » s’affirme avec force à travers les discours officiels et les arguments évoqués qui ont révélé des enjeux identitaires propres à chaque gouvernement impliqué.
Passé et présent au service d’un patrimoine commun
Le discours du premier ministre canadien Jean Chrétien exprime clairement les intentions de l’État canadien. Il s’agit de « poursuivre et de développer les échanges entre les deux pays en matière de savoir-faire sylvicole, de machinisme forestier et de commerce du bois » (NOTE 8). L’investissement patrimonial suppose donc une complicité basée sur le partage d’une expérience de la gestion forestière entre la France et le Canada. La forêt, ressource naturelle présente de part et d’autre, implique des pratiques communes : le bûcheronnage et la gestion forestière. Pour autant, la dimension traditionnelle de ces pratiques et, par là même, leur inscription dans une temporalité historique ne sont pas mentionnées. Tel qu’évoqué précédemment, seule l’histoire récente, celle d’une expérience similaire des catastrophes naturelles, est rappelée.
Les arguments de la délégation québécoise diffèrent à ce titre de manière significative de ceux du premier ministre canadien. Si Clément Duhaime évoque également une relation entre le Québec et la France, c’est selon un registre radicalement différent. Il déclare : « ce don est la preuve que nous aussi, Québécois, avons ressenti comme une blessure les ravages causés par la tempête de décembre dernier […] la raison est peut-être que Versailles, son château et son parc, font en quelque sorte partie de notre histoire, de notre patrimoine ». Ici, une relation intime est mise en avant. Elle trouve sa source dans un patrimoine commun dont la disparition fait souffrir. Cette compassion résulte d’une histoire longue, partagée depuis les origines fondatrices de la nation, car, « tout en surveillant l’aménagement de ses jardins, le Roi Soleil n’oubliait pas cette lointaine colonie de Nouvelle-France et décidait d’y envoyer le grand intendant Jean Talon qui allait donner son essor à cette terre française d’Amérique » (NOTE 9). Les sentiments sont exaltés par cette référence à l’histoire : « en évoquant cette époque, je ne peux m’empêcher d’être frappé par le contraste entre le raffinement de ces jardins royaux et la nature indomptée qui attendait les premiers français de l’autre côté de l’Atlantique. Et pourtant, contre vents et marées, ils ont tenu bon et gardé bien vivante la langue française en terre d’Amérique. Le bouleau jaune que nous planterons symbolise bien cette ténacité dont nous sommes les héritiers » (NOTE 10) conclut Clément Duhaime.
Curieux retour de l’histoire : alors que la naissance d’une colonie française bien organisée en Amérique trouve son origine à Versailles au moment où le projet de Le Nôtre connaît sa pleine apogée, le bouleau jaune, essence dite « pionnière » devenue depuis 1993 l’emblème du Québec, a été planté dans le jardin du Roi, à Versailles, un jardin qui n’existait pas encore quand fut fondée la Nouvelle France. Néanmoins, c’est bien en référence au jardin classique, et donc dans son opposition avec l’idée d’une nature sauvage, que ce lieu fait sens. La naissance du Québec, comme celle du jardin classique, repose sur l’idée d’une maîtrise du « sauvage » dont les éléments « sylvestres » (NOTE 11) sont les archétypes. Le jardin de Le Nôtre, résultat de la domestication de la nature, matérialise le nouvel ordre politique instauré dans ce nouveau monde.
La commémoration et la valorisation de ce temps fondateur enracinent la francophonie dans un sol commun. L’arbre planté en l’an 2000, « héritage du patrimoine naturel du Québec » (NOTE 12), symbolise l’enracinement du gouvernement québécois dans sa spécificité francophone. Or, cette colonie française d'Amérique du Nord est britannique depuis 1763, ce que Clément Duhaime passe sous silence dans cette relecture québécoise de l’histoire.
Un patrimoine polysémique
Pour le représentant de l’État canadien, l’action patrimoniale est légitimée par des conjonctures récentes et se matérialise par des échanges économiques et techniques. Pour le représentant du gouvernement québécois, un passé commun permet d’invoquer des valeurs et une langue qui seraient fondatrices de la singularité québécoise. Au registre du matériel s’oppose celui du symbolique. À celui du rationnel, s’oppose celui de l’émotif.
L’intérêt des divers représentants politiques pour le parc duchâteau met en évidence des formes d’appropriation patrimoniales variées. Chacun peut s’y sentir lié, pour peu qu’une expérience commune puisse être évoquée à son sujet. De telles subtilités ne sont cependant guère perceptibles par les visiteurs qui sillonnent le parc aujourd’hui : l’érable à sucre du Canada et le bouleau jaune du Québec y cohabitent en bon voisinage au côté d’autres arbres tout aussi discrets à propos de leur histoire.
NOTES
1. Le jardin classique, ou « Petit Parc », faisait déjà l’objet d’une restauration depuis 1990. Les arbres, plus jeunes, y ont mieux résisté.
2. Thierry Mariage, « Du territoire au jardin : le cas de Versailles », dans École nationale du patrimoine, Patrimoine culturel, patrimoine naturel : colloque, 12 et 13 décembre 1994 (Paris), Paris, Documentation française et École nationale du patrimoine, 1995, p. 161-168.
3. Outre l’aide du Canada et du Québec, notons qu’il y a aussi eu un important mécénat en provenance des États-Unis, également significatif de l’implication nord-américaine dans la sauvegarde du patrimoine versaillais.
4. Simone Hoog, Le jardin de Versailles, Versailles, Art Lys, 2003, p. 49.
5. Michel Baridon voit dans la démonstration de maîtrise de la nature qu’implique la création du jardin classique, l’illustration du pouvoir absolutiste mis en place par le Roi Soleil (Les jardins : paysagistes, jardiniers et poètes, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 713).
6. Jean Chrétien, discours officiel au jardin du Roi, 24 juin 2000.
7. Notons toutefois que cette terminologie ne s’accompagne d’aucune signalétique et reste donc invisible du point de vue des visiteurs ordinaires.
8. Jean Chrétien, loc. cit.
9. Clément Duhaime, discours de la Délégation générale du Québec à Paris, 7 novembre 2000.
10. Ibid.
11. Les termes « sauvage » et « sylve » ont une même origine étymologique.
12. Clément Duhaime, loc. cit.
BIBLIOGRAPHIE
Dassié, Véronique,« L’incessante repatrimonialisation des arbres de Versailles : matérialiser l’immatériel », dans Marie-Blanche Fourcade (dir.), Patrimoine et patrimonialisation : entre le matériel et l'immatériel, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 311-328.
Himelfarb, Hélène, « Versailles, fonctions et légendes », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, t. I, p. 1283-1329.
Hoog, Simone, Le jardin de Versailles, Versailles, Art Lys, 2003.
Lablaude, Pierre-André, Les jardins de Versailles, Versailles, Château de Versailles; Paris, Scala, 2005, 231 p.
Le Goff, Jacques (dir.), Patrimoine et passions identitaires : Entretiens du patrimoine, Théâtre national de Chaillot, Paris, 6, 7 et 8 janvier 1997, Paris, Fayard et Éditions du Patrimoine, 1998, 445 p.
Mariage, Thierry, « Du territoire au jardin : le cas de Versailles », dans École nationale du patrimoine, Patrimoine culturel, patrimoine naturel : colloque, 12 et 13 décembre 1994 (Paris), Paris, Documentation française et École nationale du patrimoine, 1995, p. 161-168.
Maroteaux, Vincent, Versailles, le roi et son domaine, Paris, Picard; Versailles, Château de Versailles, 2000, 295 p.
Pommier, Édouard, « Versailles, l’image du souverain », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, t. I, p. 1253-1281.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
- «Décembre 1999, Tempête sur Versailles, Chronique d'une émotion», par Véronique Dassié Autre texte de l'auteur, paru dans la revue Ethnologies comparées (N°4, printemps 2002). Taille: 89 Kb
- Dossier de presse Taille: 6 Mb
Ailleurs sur le web
- Le bouleau jaune, arbre emblématique du Québec
- La deuxième vie des arbres déracinés
- Description du jardin sur le site du Château de Versailles
- Article de Wikipédia sur les Jardins de Versailles.
- Présentation de l'érable, emblème du Canada, par Patrimoine canadien
- Visite officielle du Premier ministre Jean Chrétien à Versailles, sur le site de l'Ambassade du Canada en France